HISTOIRE

Un รฉchantillon du riche patrimoine du village, avec de brรจves histoires et impressions de certains de ses aspects naturels et culturels. (textes et photos Roy Pelletier sauf indication contraire)

Les pierres

La pierre omniprรฉsente au Cap Corse est le schiste, abondant et facile ร  travailler en raison de son caractรจre clivant, ce qui en a fait ร  travers les รขges le matรฉriau de construction prรฉdominant, utilisรฉ pour toutes les surfaces et les clรดtures : masses รฉpaisses pour les murs, ardoises plates pour les toits, dalles pour les sols, dalles implantรฉes verticalement pour les chemins de village. Cela confรฉrait une homogรฉnรฉitรฉ agrรฉable aux groupes dโ€™habitations comme les hameaux de Morsiglia, mais aussi une richesse provenant de la qualitรฉ variรฉe dโ€™un matรฉriau aussi naturel, et des jeux dโ€™ombre et de lumiรจre sur les nombreuses formes et angles dโ€™une architecture directement issue du mode de vie des Cap Corsins. Un environnement bรขti vivant en complรจte harmonie avec l’environnement naturel dont il est issu, la rencontre subliminale de la nature et de la culture en parfait รฉquilibre.

Lorsque l’on explore les nombreux chemins anciens qui traversent le maquis et qui, ร  l’รฉpoque, reliaient les hameaux ร  pied et ร  dos d’รขne, on est รฉtonnรฉ par les kilomรจtres de murs de terrasse en pierre qui soutiennent la terre pour ce qui รฉtaient autrefois d’innombrables jardins. Il y a parfois des dizaines de murs parallรจles, ร  des niveaux toujours plus รฉlevรฉs, qui serpentent les contours des collines. Il devient rapidement รฉvident que l’รฉpais et haut maquis de chรชnes verts qui cache aujourd’hui ces murs est une vรฉgรฉtation relativement rรฉcente, car il y a cinquante ร  cent ans, ces murs et leurs jardins รฉtaient exposรฉs au soleil nourrissant de la Mรฉditerranรฉe. Ils sont maintenant cachรฉs dans le feuillage du maquis, oรน ils offrent un autre type de plaisir par la surprise de leur dรฉcouverte. Dans la solitude protรฉgรฉe du maquis, on sent l’esprit mรชme de Morsiglia รฉmaner de ces murs de pierre construits par les mains d’innombrables gรฉnรฉrations depuis l’antiquitรฉ.


Le vent

Un nuage faรงonnรฉ par le libeccio au-dessus de la crรชte avec la chapelle Saint-Augustin (photo Graziella Le Breton)

Le vent est presque aussi omniprรฉsent que le schiste. Faisant directement face ร  la grande รฉtendue plate de la mer, le cรดtรฉ ouest du Cap doit cรฉder aux assauts du libeccio venant du sud-ouest, produisant souvent des formations nuageuses inhabituelles. Le libeccio a toujours รฉtรฉ le vent dominant du Cap Corse, il se manifeste tout au long de l’annรฉe, soulevant une mer agitรฉe et des bourrasques violentes. Cependant, ces derniรจres annรฉes, -est-ce un effet du changement climatique ?- un vent d’est s’est imposรฉ en force et en frรฉquence. Les cheminรฉes des vieilles maisons qui ont รฉtรฉ construites pour dรฉvier les vents d’ouest quand ils รฉtaient plus frรฉquents, sont moins efficaces contre ces nouveaux assauts de l’est, rabattant ainsi la fumรฉe des cheminรฉes.

D’autre part, l’un des avantages passรฉ des vents frรฉquents et forts รฉtait d’alimenter les moulins ร  vent pour moudre les cรฉrรฉales. Au sud du Cap Corse se trouve la dorsale de la Corse; ร  ses pieds, prรจs de la cรดte, les champs sont plats et idรฉalement adaptรฉs ร  la culture du blรฉ, mais avec peu de vent pour le moudre. Par contre, les sommets des collines du Cap opposรฉ ont plus de vent quโ€™il nโ€™en faut pour faire tourner les voiles et moudre le blรฉ et autres cรฉrรฉales. Le grain รฉtait donc expรฉdiรฉ jusqu’au Cap oรน des moulins parsemaient les crรชtes, et oรน aujourd’hui leurs ruines se dressent sur le fond du ciel. Aujourd’hui, les mรชmes vents sont exploitรฉs pour produire de l’รฉnergie รฉlectrique, mais avec un type de moulin ร  vent trรจs diffรฉrent.


Le site d’A Guaรฏta

En nageant depuis les rochers de Ragamu, on se retourne dans l’eau pour regarder le rivage, et alors on dรฉcouvre devant nous une colline qui dรฉgage une aura magique. On ne sait pas vraiment pourquoi. Est-ce parce que c’est un monticule si parfaitement formรฉ avec un sommet รฉtonnamment plat ? Il ne ressemble pas au reste du paysage dรฉchiquetรฉ. Et peut-รชtre n’est-il pas si surprenant d’apprendre, grรขce ร  l’archรฉologue Franรงoise Lorenzi, qu’il s’agissait en fait d’un ancien รฉtablissement datant de la seconde moitiรฉ du VIe millรฉnaire av. J.-C., il y a quelque 7500 ans.

Chaque รฉtรฉ, de 2008 ร  2012, Lorenzi y a menรฉ des fouilles archรฉologiques et a mis au jour de grands blocs de pierre dรฉlimitant l’รฉtablissement, ainsi que divers tessons de lames de pierre, des pointes de flรจches, des poteries dรฉcorรฉes, et mรชme certaines avec des traces de pigmentation, fait rare pour cette pรฉriode. Mais le plus surprenant est la dรฉcouverte d’obsidienne. En effet, l’obsidienne n’existe pas en Corse, mais est prรฉsente en Sardaigne, ce qui signifie que, mรชme ร  cette รฉpoque prรฉcoce, les Corses faisaient du commerce ร  travers la Mรฉditerranรฉe, dans ce qui devait รชtre des bateaux ร  fond plat trรจs rudimentaires. Un exemple de la raison pour laquelle les civilizations de la Mรฉditerranรฉe ont progressรฉes si rapidement, car la mer permettait ร  de nombreux peuples diffรฉrents l’รฉchange pour leur bรฉnรฉfices mutuels. Depuis lors, les Cap Corsins ont toujours รฉtรฉ des marins.


La chapelle Saint-Augustin

La chapelle Saint-Augustin est l’un des trรฉsors de Morsiglia. Perchรฉe sur une crรชte au-dessus du village, cette chapelle existe depuis plus de mille ans. L’archรฉologue Geneviรจve Moracchini-Mazel date sa construction ร  la fin du IXe siรจcle. Ses fondations indiquent qu’elle a succรฉdรฉ ร  un lieu de culte plus ancien, et que son autel servait ร  des rituels antรฉrieurs, peut-รชtre paรฏens. 

Les hommes du haut Moyen ร‚ge ne sont pas les seuls ร  avoir profitรฉ du site. Les Romains l’ont peut-รชtre utilisรฉ, mais dans un but moins spirituel et plus pratique, comme point de surveillance. Dans le champ situรฉ entre la chapelle et les falaises qui dominent le village se trouvent des rochers qui ont รฉtรฉ taillรฉs pour recevoir les poteaux d’un abri de surveillance associรฉ ร  la base romaine de Centuri. Selon la lรฉgende, ร  l’รฉpoque romaine, saint Paul, lors de son dernier voyage, a traversรฉ le Cap de Centuri ร  Meria et serait passรฉ par ce site.

Le site surplombant le village est ร  la fois รฉpoustouflant et sublime par son isolement et sa vue panoramique qui embrasse d’un seul coup d’ล“il Morsiglia, Centuri et une vaste รฉtendue de mer. L’histoire et la beautรฉ sauvage de la chapelle lui confรจrent une place mรฉritรฉe dans le patrimoine du village, mรชme si sa simplicitรฉ est tout ร  fait contraire ร  la grandeur รฉvidente de certains autres รฉdifices religieux de Morsiglia avec leurs espaces monumentaux et leurs ornements baroques. La derniรจre restauration de la chapelle remonte ร  1878, et sa derniรจre utilisation ร  1914. L’abandon de la chapelle depuis lors a entraรฎnรฉ une dรฉtรฉrioration accรฉlรฉrรฉe, qui s’est traduite par l’effondrement rรฉcent de sa faรงade. Cependant, grรขce ร  des initiatives locales, on peut espรฉrer quโ€™elle soit prรฉservรฉe dโ€™une ruine totale.

Pour savoir comment vous pouvez contribuer ร  la restauration de la chapelle Saint-Augustin: https://chapelle-morsiglia.fr


L’ermitage de Notre-Dame-des-Grรขces

L’ancien chemin de terre qui monte vers Notre-Dame-des-Grรขces est recouvert d’une tonnelle continue d’arbres qui le surplombent et lui procurent de l’ombre sur toute sa longueur d’environ deux kilomรจtres. On sort de ce passage fermรฉ qui s’ouvre de faรงon spectaculaire sur un grand champ au milieu duquel se trouve la chapelle, รฉloignรฉe de toute habitation. En raison de son emplacement, la chapelle a servi d’ermitage jusqu’ร  la fin du XIXe siรจcle. 

Le champ autour de la chapelle est le thรฉรขtre d’une fรชte annuelle de la Nativitรฉ de la Vierge, le 8 septembre. Cโ€™est lโ€™occasion dโ€™une journรฉe trรจs agrรฉable pour les groupes de pique-niqueurs, assis sur les bordures de pierre contre le pรฉrimรจtre de la chapelle, partageant le vin et la nourriture qu’ils ont apportรฉs, protรฉgรฉs par les murs de la chapelle du soleil encore intense de septembre. Un tournoi de boules est organisรฉ ร  l’extรฉrieur de la chapelle tandis qu’une messe est cรฉlรฉbrรฉe ร  l’intรฉrieur. Lorsque les fidรจles sortent de la chapelle pour la procession, les joueurs de boules interrompent respectueusement leur jeu pour la laisser passer. Tout au long de la journรฉe, enfants et adultes s’adonnent aux diffรฉrents jeux de la fรชte foraine. Des boissons et des grillades sont รฉgalement proposรฉes. La journรฉe se termine par l’annonce des gagnants du tournoi et des concours de la foire.


Les tours carrรฉes

Morsiglia est inhabituelle par le nombre de tours carrรฉes qu’elle possรจde. Il y en avait neuf ร  l’origine, et il en reste huit aujourd’hui qui sont habitables, bien que deux aient รฉtรฉ transformรฉes en maisons dont seules les fondations rรฉvรจlent l’origine. La neuviรจme s’est effondrรฉe au milieu du XXe siรจcle, les dรฉcombres de ses ruines constituant un dernier vestige sur la colline oรน elle se trouvait.

Les quatre tours de Pecorile

Contrairement au romantisme historique que les tours รฉvoquent aujourd’hui, elles sont en rรฉalitรฉ un tรฉmoignage de l’รฉpoque brutale qui les a crรฉรฉes. Leurs mรขchicoulis, meurtriรจres et murs de fondation de deux mรจtres d’รฉpaisseur ne peuvent donner qu’une vague idรฉe d’une vie vรฉcue dans la crainte constante d’une invasion par les pirates barbaresques en maraude. Lorsqu’elles ont รฉtรฉ construites au dรฉbut du XVIe siรจcle, il n’y avait pas d’ouverture au rez-de-chaussรฉe, et une seule porte massive au premier รฉtage qui devait รชtre accessible par une รฉchelle qui pouvait รชtre retirรฉe en cas d’attaque. Contrairement aux tours rondes du littoral construites par les Gรฉnois pour la surveillance uniquement, les tours carrรฉes ont รฉtรฉ construites par les Corses pour eux-mรชmes comme maisons fortifiรฉes, et en cas de besoin, les voisins et la famille รฉlargie s’y rรฉfugiaient avec leurs occupants habituels. Ce n’est qu’au XVIIIe siรจcle, lorsque le pรฉril des incursions imprรฉvisibles disparaรฎt complรจtement, que des ouvertures sont pratiquรฉes au rez-de-chaussรฉe et des fenรชtres plus grandes et plus nombreuses aux รฉtages supรฉrieurs. Au XIXe siรจcle, les tours sont dรฉtrรดnรฉs par des maisons d’Amรฉricains plus spacieuses et ouvertes ร  la lumiรจre du jour.

รŠtre enveloppรฉ dans les murs massifs d’une tour donne un puissant sentiment d’histoire et de connexion avec les personnes du passรฉ qui l’ont habitรฉe. La structure entiรจre est faite de pierre ; aucun bois n’est utilisรฉ, sauf pour les fenรชtres et les portes. Les piรจces sont carrรฉes et les รฉtages supรฉrieurs sont soutenus par des voรปtes en pierre qui s’รฉlรจvent ร  quatre ou cinq mรจtres au-dessus des espaces de vie, formant ce que Palladio appelait la piรจce idรฉalement proportionnรฉe, dans laquelle une sphรจre touche les six cรดtรฉs. Les voรปtes de chaque piรจce sont diffรฉrentes, allant des voรปtes en berceau aux variantes de la voรปte romane. Les sols sont recouverts de carreaux de terre cuite usรฉs en vagues ondulantes par des siรจcles d’utilisation. Les escaliers, d’une largeur gรฉnรฉreuse, montent vers une porte qui mรจne ร  la terrasse sur le toit d’oรน les habitants pouvaient dรฉfendre la tour. Pour se protรฉger des attaques, le cรดtรฉ du bรขtiment qui fait face ร  un terrain plus รฉlevรฉ n’a pas de fenรชtres. C’est ร  l’intรฉrieur de ce mur que se trouve l’escalier avec des meurtriรจres ร  chaque palier, des petites ouvertures รฉbrasรฉes de l’intรฉrieur depuis lesquelles on pouvait tirer.

Mais la nature a trouvรฉ un usage plus bรฉnin pour certaines de ces tours. Les faรงades de la tour Pianasca conservent encore la grille globale des trous utilisรฉs pour soutenir les poutres des planches d’รฉchafaudage pendant sa construction, formant un agrรฉable motif gรฉomรฉtrique. Au printemps, les hirondelles reviennent de leurs vacances d’hiver et construisent leurs nids dans ces trous, qui deviennent leurs maisons jusqu’ร  ce que les jeunes oiseaux apprennent ร  voler, transformant la tour en un immeuble d’habitation de type voliรจre.

La lรฉgende veut que certaines des tours situรฉes ร  proximitรฉ les unes des autres รฉtaient reliรฉes entre elles par des tunnels souterrains menant aux collines surplombant le village comme moyen d’รฉvasion ou d’accรจs aux bois pour chasser le gibier pendant un siรจge, mais aucune preuve de tunnels n’a รฉtรฉ trouvรฉe.


Le sรฉjour de Boswell

James Boswell

Au XVIIIe siรจcle, le mouvement de Pascal Paoli pour l’indรฉpendance de la Corse et ses idรฉes progressistes sur la dรฉmocratie, trรจs en avance sur leur temps, ont attirรฉ l’attention du jeune Anglais, et futur biographe de Samuel Johnson, James Boswell. Il a รฉcrit un rรฉcit de ses voyages en Corse et de sa rencontre avec Paoli. Armรฉ d’une lettre de prรฉsentation de Rousseau ร  Paoli, Boswell a naviguรฉ de Livourne ร  la Corse en dรฉbarquant au port de Centuri, et a sรฉjournรฉ ร  Morsiglia avant de poursuivre son voyage pour rencontrer Paoli.

Pascal Paoli

Pendant son sรฉjour avec Paoli, Boswell a tenu un journal dรฉcrivant leurs conversations et ses impressions personnelles sur le plus grand leader de Corse, remarquant les connaissances extraordinaires de Paoli, sa sagesse, sa compassion, son altruisme, sa dรฉtermination et son grand amour pour son peuple.

Lorsqu’il a รฉtรฉ publiรฉ, le journal de Boswell a รฉtรฉ instantanรฉment populaire. Traduit dans de nombreuses langues, il a รฉtรฉ lu avidement par les esprits รฉclairรฉs d’Europe et a influencรฉ l’รฉtablissement de la dรฉmocratie en Amรฉrique. Dans sa jeunesse, Napolรฉon a lu Boswell, ce qui a sans doute influencรฉ ses premiรจres aspirations progressistes. En tant que point de vue objectif d’un รฉtranger sympathisant, l’ล“uvre de Boswell a contribuรฉ ร  rรฉpandre le soutien ร  la cause de la Corse, et comme sa compatriote Dorothy Carrington avec son livre “The Granite Isle” deux cents ans plus tard, ร  faire apprรฉcier la terre, le peuple et l’esprit de la Corse.

Aujourd’hui, les descendants des Antonetti continuent de vivre dans la mรชme maison qui a accueilli Boswell, et produisent depuis des gรฉnรฉrations des vins fins provenant des coteaux environnants, en particulier le Muscat, l’Impassitu et le Rappu, les produits distinctifs de Morsiglia.

Les extraits suivants sont tirรฉs de son livre publiรฉ en 1768.

Ayant rรฉsolu de passer quelques annรฉes ร  l’รฉtranger pour mon instruction, je conรงus le projet de visiter l’รฎle de Corse. La Corse m’apparaissait comme un endroit oรน je trouverais ce qu’on ne pouvait voir nulle part ailleurs, un peuple luttant rรฉellement pour la libertรฉ, et se transformant d’une pauvre nation opprimรฉe en un รฉtat florissant et indรฉpendant.

Lorsque je suis arrivรฉ en Suisse, je suis allรฉ voir M. Rousseau. J’avais entendu dire que M. Rousseau avait entretenu une correspondance avec les Corses, et qu’on lui avait demandรฉ de les aider ร  รฉlaborer leurs lois. J’ai insistรฉ pour qu’il me donne une lettre d’introduction, ce qu’il a acceptรฉ de faire car il a vu que mon enthousiasme pour les braves insulaires รฉtait aussi chaleureux que le sien. 

Jean-Jacques Rousseau

La lettre de Rousseau se lit en partie comme suit : “Si vous voulez vous rendre directement chez M. Pascal Paoli, gรฉnรฉral de la nation, vous pourrez lui montrer cette lettre, et comme je connais la noblesse de son caractรจre, je suis sรปr que vous serez trรจs heureux de votre rรฉception. Vous n’avez pas besoin d’autre recommandation que votre propre mรฉrite, car les Corses sont naturellement si courtois et si hospitaliers, que tous les รฉtrangers qui viennent parmi eux sont accueillis et caressรฉs.”

Je suis parti de Livourne sur un navire toscan qui allait chercher du vin ร  Capo Corso. Il y avait deux ou trois Corses ร  bord, et l’un d’eux jouait de la citra, ce qui m’amusait beaucoup.

(Le deuxiรจme jour) nous avons fait plus ample connaissance. Les dignes Corses ont cru bon de donner une leรงon de morale ร  un jeune voyageur. Ils m’ont dit que dans leur pays, je serais traitรฉ avec la plus grande hospitalitรฉ, mais que si je tentais de dรฉbaucher leurs femmes, je risquais une mort instantanรฉe.

Je savourai pleinement mon approche de l’รฎle, qui avait acquis une grandeur inhabituelle dans mon imagination. Vers sept heures du soir, nous dรฉbarquรขmes sans encombre dans le port de Centuri. J’appris que le signor Giaccomini de cet endroit, ร  qui j’avais รฉtรฉ recommandรฉ, venait de mourir. On me dirigea vers la maison du cousin du signor Giaccomini, le signor Antonio Antonetti, ร  Morsiglia, ร  environ un mille dans le pays. La perspective des montagnes couvertes de vignes et d’oliviers รฉtait extrรชmement agrรฉable ; l’odeur du myrte et des autres arbustes et fleurs aromatiques qui poussaient tout autour de moi รฉtait trรจs rafraรฎchissante. En marchant, je voyais souvent des paysans corses sortir brusquement de leur cachette, tout armรฉs ; mรชme l’homme qui portait mes bagages รฉtait armรฉ, et si j’avais รฉtรฉ timide, j’aurais pu m’alarmer. Mais lui et moi รฉtions de trรจs bonne compagnie l’un envers l’autre.

Le Signor Antonetti m’a reรงu avec une cordialitรฉ non affectรฉe, s’excusant de mon frugal divertissement, mais m’assurant d’un accueil chaleureux. Il a รฉgalement fait preuve d’une vรฉritable hospitalitรฉ en prenant soin de mon serviteur, un Suisse honnรชte, qui aimait bien manger et boire. J’ai trouvรฉ la maison du Signor Antonetti assez italienne, avec de trรจs bons meubles, des gravures et des copies de tableaux cรฉlรจbres. Le signor Antonetti me donna un excellent repas lรฉger et un trรจs bon lit. Il parlait avec une grande force de la cause patriotique, et avec une grande vรฉnรฉration du Gรฉnรฉral. J’รฉtais assez tranquille, et j’ai beaucoup aimรฉ l’ouverture de mon tour de Corse.

Le lendemain, qui รฉtait un dimanche, il pleuvait trรจs fort. Le Signor Antonetti ne me permit pas de partir tant qu’il pleuvait, car, dit-il, “si un homme se trouve ร  l’รฉtranger, il n’y a rien ร  faire. Mais partir dรฉlibรฉrรฉment, c’est trop.” Lorsque le jour s’est amรฉliorรฉ, j’ai accompagnรฉ le signot Antonetti et sa famille pour entendre la messe dans l’รฉglise paroissiale, un trรจs joli bรขtiment, ร  environ un quart de mile de lร . Le temps s’รฉtant รฉclairci, j’ai pris congรฉ du digne gentleman dont j’avais รฉtรฉ l’hรดte.

J’ai eu tout le loisir et les meilleures occasions d’observer chaque chose, dans ma progression ร  travers l’รฎle. J’รฉtais logรฉ tantรดt chez des particuliers, tantรดt dans des couvents, รฉtant toujours bien recommandรฉ de lieu en lieu.

Lorsque j’arrivai enfin en vue de Sollacaro, oรน se trouvait Paoli, je ne pus m’empรชcher d’รฉprouver une grande inquiรฉtude. Les conversations que j’avais eues avec toutes sortes de personnes de l’รฎle avaient beaucoup augmentรฉ l’idรฉe que je me faisais de lui, et elles me l’avaient reprรฉsentรฉ comme quelque chose au-dessus de l’humanitรฉ. J’avais le plus vif dรฉsir de voir un personnage aussi exaltรฉ, mais je craignais de ne pouvoir rendre compte convenablement des raisons qui m’avaient poussรฉ ร  le dรฉranger par une visite, et de m’abaisser ร  rien devant lui.

Pascal Paoli ร  son bureau

On me fit entrer dans la chambre de Paoli. Je l’ai trouvรฉ seul, et j’ai รฉtรฉ frappรฉ par son apparence. Il est grand, fort, bien fait, d’un teint clair, d’un visage sensible, libre et ouvert, d’un port noble et viril. Il รฉtait poli, mais trรจs rรฉservรฉ. J’avais รฉtรฉ en prรฉsence de plus d’un prince, mais je n’avais jamais affrontรฉ une telle รฉpreuve qu’en prรฉsence de Paoli. L’entrevue a รฉtรฉ pendant un moment trรจs sรฉvรจre pour moi. J’ai รฉtรฉ soulagรฉ lorsque sa rรฉserve s’est dissipรฉe et qu’il a commencรฉ ร  parler davantage.

Le gรฉnรฉral parlait beaucoup d’histoire et de littรฉrature. J’ai vite compris qu’il รฉtait un fin lettrรฉ classique, que son esprit รฉtait enrichi de connaissances variรฉes et que sa conversation aux repas รฉtait instructive et divertissante. Avant le dรฎner, il avait parlรฉ franรงais. Il parlait maintenant italien, langue dans laquelle il est trรจs รฉloquent. Je lui ai demandรฉ s’il comprenait l’anglais. Il a immรฉdiatement commencรฉ ร  le parler. Il m’a dit qu’il aurait beaucoup de plaisir ร  voir le monde et ร  profiter de la sociรฉtรฉ des savants et des gens accomplis dans chaque pays.

Mon temps s’est รฉcoulรฉ ici de la maniรจre la plus agrรฉable. Je jouissais d’une sorte de luxe de sentiments nobles. Paoli est devenu plus affable avec moi. Je me suis fait connaรฎtre ร  lui. J’oubliais la grande distance qui nous sรฉparait, et j’avais chaque jour quelques heures de conversation privรฉe avec lui.

Paoli รฉtait dรฉsireux que j’รฉtudie le caractรจre des Corses. “ร‰coutez leurs sentiments, me dit-il, vous trouverez de l’honneur, du bon sens et de l’habiletรฉ chez ces pauvres hommes.” Son cล“ur s’agrandissait lorsqu’il parlait de ses compatriotes. Ses propres grandes qualitรฉs apparaissaient sous un jour inhabituel, tandis qu’il dรฉcrivait les vertus de ceux pour le bonheur desquels sa vie entiรจre รฉtait employรฉe.

Paoli parlait en termes trรจs รฉlogieux du maintien de l’indรฉpendance de la Corse. “Nous pouvons, disait-il, avoir pour amies des puissances รฉtrangรจres, mais elles doivent รชtre des amies ร  distance. Nous pouvons faire une alliance, mais nous ne nous soumettrons pas ร  la domination de la plus grande nation de l’Europe. Ce peuple qui a tant fait pour la libertรฉ, serait taillรฉ en piรจces homme par homme, plutรดt que de permettre que la Corse soit engloutie dans les territoires d’un autre pays.”

Les sentiments et les habitudes vertueuses, dit-il, sont au-dessus des raisonnements philosophiques, qui ne sont pas si forts et qui varient continuellement. “Si tous les professeurs de l’Europe รฉtaient formรฉs en une seule sociรฉtรฉ, ce serait sans doute une sociรฉtรฉ trรจs respectable, avec les meilleures leรงons de morale. Pourtant, je crois que je trouverais plus de vertu rรฉelle dans une sociรฉtรฉ de bons paysans dans quelque petit village. L’une des sociรฉtรฉs serait puissante en paroles, mais l’autre en actes”. J’ai vu mon idรฉe la plus รฉlevรฉe se rรฉaliser ร  Paoli.